Article publié dans les CAHIERS OCTAVE MIRBEAU - N°18 - 2011

Du Concombre Fugitif au Théâtre Populaire

Depuis que je poursuis cet étonnant Concombre, espiègle et voyageur,on me pose souvent la question : « Mais pourquoi ? Mais d’où m’est venue cette idée ? »… Etrange idée en effet que de choisir un être fugitif, fuyant, imprévisible et… oserais-je dire, contestataire. Car en matière de théâtre, ce qui fait choisir telle ou telle pièce c’est en général tout un délicat débat sur le futile, le non futile, l’engagement, le périssable, etc… Là rien de tout cela et je dirais que le Concombre m’a trouvé par hasard, et par un trait tragique et drôle : au siècle dernier, en 1997, alors que la compagnie amateur (ou pseudo professionnelle) dans laquelle je travaillais, s’est mise à monter un Feydeau. Il y manquait quelque chose, une première partie si possible dans le ton de l'époque. Je me suis souvenu d’Octave Mirbeau, obscur auteur (je parle du temps d’avant la Société Octave Mirbeau) dont on parlait parfois dans les discussions débridées de Radio Libertaire, du temps de la folle période des radios libres. Le nom d’Octave Mirbeau était resté dans ma mémoire, et je voulais montrer à ma petite compagnie qu’on pouvait écrire à l’époque de Feydeau des écrits puissants, et beaux et pleins d’espoir (et bien sur anarchistes, mais je n’ai pas insisté sur le sujet). Un peu fainéant je n’ai lu que la première histoire du premier livre que j’ai acheté, et c’était le Concombre Fugitif, qui allait faire ma vie d’acteur.
A ma grande surprise, le Concombre Fugitif a beaucoup plu. C'était pour moi une révélation: une littérature exigeante, engagée et populaire pouvait faire rire, malgré qu'elle ne soit pas écrite pour le théâtre. Cette rencontre avec un auteur sans concession, totalement indépendant dans son écriture comme dans son regard sur la société et le monde, me donnait des ailes et des envies folles. J'avais envie de faire découvrir des auteurs résistants par l'écriture, par l'humour et l'esprit de satire. Je porterais leurs textes sur la scène afin de refaire vivre leur parole, de faire partager leur combat et créer un moment convivial et simple. Je choisis alors différents auteurs: Karl Valentin, un clown qui a su écrire sous le nazisme, la peur au ventre, des textes décalés, aux allusions critiques sur le régime. Daniil Harms, humoriste russe des tristes années 30, qui entre deux internements en camp, écrivait de petits textes d'humour noir. Et bien sûr, pour la France, je choisissais Octave Mirbeau, qui n'a ni fait les camps, ni vécu la peur au ventre, mais qui a néanmoins risqué sa vie pour ses écrits, au prix de fréquents duels, polémiques, procès, disputes domestiques, qui l'ont épuisé et qui ont justifié la longue aguonie de sa mémoire et sa disparition des livres scolaires, des scènes, etc...
Peu à peu je rajoutais au Concombre Fugitif d’autres histoires: Le Mur, la Peur de l’Âne, Jean Loqueteux,… et rassemblant des musiciens avec moi, je construisais un théâtre à ma manière, ironique, musical et proche des gens. Je poursuivais l'aventure avec les sketchs de Karl Valentin, puis accompagné du musicien Jean-Carl Feldis, je créais le spectacle  Radix, à partir d'une nouvelle et de petits textes de Daniil Harms. Quelques années après je créais les premières pièces de Marie de Beaumont en Centre Dramatique National (Théâtre Ouvert à Paris), jouais au dramaturge provocateur au Vieux Colombier - Comédie Française (avec Thierry de Peretti), et montais ma propre compagnie, celle que je dirige aujourd’hui : la compagnie Theôrêma. Mais le Concombre Fugitif ne me quittait jamais, et je le gardais pour des repas de famille, pour des moments amicaux, en auditions ou pour moi-même.
Puis est venu l’atroce maladie de ma mère Une mort annoncée sur 3 ans, bouleversant tout comme savent aujourd’hui faire les cancers malheureusement de plus en plus communs. Ils nous font découvrir le corps hospitalier, la violence des sentiments familiaux, des moments beaux et d’amour, et d’autres plus sombres, violents que créent le désespoir. Enfin ma mère qui s’était battue toute sa vie pour un peu de liberté, et d'indépendance, et pour en donner aux autres (elle était assistante sociale), s’est retrouvée esclave de son corps, emprisonnée, sans espoirs, et nous l’avons accompagnée. Et dans ce long moment tragique, il lui est venu à l’esprit de programmer le Concombre Fugitif dans le village où elle s'impliquait activement pour animer la vie culturelle et festive. C’était le texte qu’elle avait préféré de toutes mes créations, celui qui la faisait encore rire et qu’elle voulait réentendre. Je lui ai promis de reprendre le Concombre, et j’ai tenu parole, mais elle n’était déjà plus là.
Cet été là, l’été 2009, j'avais créé avec Galienne Tonka et le Théâtre du Cheval Bavard (dont le lieu de résidence, à Bioussac, était tout proche du village où j'avais accompagné ma mère) un spectacle équestre, poétique et émouvant, sur le thème de l’amour. Le lendemain de la dernière de ce spectacle, je reçois un coup de fil d’Aude Lavigne de France Culture. Elle se rappelle d’une émission où j’avais évoqué avec passion Octave Mirbeau et souhaite m'entendre dire un de ses textes pour une de ses premières vignettes (on vient tout juste de lui confier la direction de ce nouveau programme).  J’en suis très touché et y vois un signe. Je me mets alors activement au travail. Je choisis de nouveaux textes: Paysage d'Automne, l'Homme au Grenier, Mon Jardinier. Je demande à deux jeunes musiciens, talentueux, magnifiques, pleins de présence: Noé Beaucardet et Benjamin d’Anfray de se joindre au projet. Ils acceptent avec enthousiaste après avoir découvert le texte, s’amusant de son style, goûtant des qualités musicales de la langue de Mirbeau, et ensemble nous inventons cette forme étonnante qu’est le Concombre Fugitif.

Plaidoyer pour un théâtre populaire

En choisissant de travailler sur les nouvelles d’Octave Mirbeau, j’ai voulu retrouver le plaisir d’une forme théâtrale populaire. Les nouvelles, publiées de son temps dans des journaux à forts tirages, ont été écrites afin de toucher un public varié et sans prétention, tout en lui apportant une réflexion, et un style de qualité. On y retrouve toute l’ambition d’Octave Mirbeau, on pourrait dire son rêve d’écrivain : apporter au plus grand nombre des récits de qualité et d’un esprit sensible. Porter ces récits sur la scène, c’est renouer avec une certaine noblesse de l’entendement populaire, car finalement avec une histoire, des personnages bien campés, et une verve accessible par sa beauté, on touche tout le monde, et au théâtre ça fait du bien. Partout où j’ai pu les jouer, avec le précieux apport de la musique de Noé et Benjamin, j’ai pu constater combien les textes d’Octave Mirbeau touchent une variété de gens, jeunes, âgés, de la campagne comme de la ville, ainsi que de toutes origines comme de toutes régions.
Nous sommes passés de Chenon (petite village de Charente) à Paris (Théâtre Darius Milhaud), de l’Essonne (Morsang sur Orge) aux lieux d’enfance et de naissance de Mirbeau, Rémalard et Trévières, puis de retour en Charente à Bioussac. Partout nous avons été accueilli par des équipes généreuses et dévouées à leurs publics, Grazia et Alain de la direction culturelle de Morsang, Gisèle et Michel à Rémalard, Marie-Claude et Jean à Trévières (j’aimerais témoigner ici de tous les efforts des équipes municipales, et des bénévoles, pour entretenir une vie culturelle foisonnante partout en France)…. Des collégiens aux mirbeauphiles, du 19ème arrondissement au Perche, de la banlieue à la campagne charentaise ou normande, nous avons été reçus par un public attentif et sensible aux récits et la langue de notre auteur.

Octave Mirbeau s’est très fortement impliqué dans la cause du théâtre populaire, si on l’a oublié (du moins dans le milieu théâtral), à cause de son échec, au profit de Romain Rolland (compagnon de Mirbeau à la Revue d’Art Dramatique), Firmin Gémier, et surtout de Jacques Copeau, Jean Vilar, ou Gabriel Monnet, tous n’auraient pu élaborer leur projet sans l’impulsion fondatrice de Mirbeau. Je crois pour ma part à l’importance historique des échecs, et je voudrais avec joie, comme on fait au théâtre (où on ne parle que des échecs pour faire de bonnes pièces), retracer l’histoire de France, comme de l’humanité, qu’au travers de ses glorieux échecs, bien souvent plus révélateurs et conséquents que ses succès. Je préfère Lamartine à Napoléon, comme Kérenski à Lénine. L’échec d’Octave Mirbeau et du Comité pour la création du Théâtre Populaire, est selon moi beaucoup aussi important que les succès ultérieurs (d’ailleurs relatifs) des gens que l’on connait.

Un des arguments du Comité, et certainement de Mirbeau (qui y ajoutait le « sens de l’ironie »), est que « le peuple est près de la Beauté ». En lui donnant accès généreusement aux grandes œuvres dramatiques, il saurait naturellement s’en réjouir comme s’en éduquer. En tant qu’auteur il a privilégié à cette fin la qualité de l’écriture, des interprètes, et la satire. En tant que théoricien, il s’est escrimé à convaincre les ministres de la République, tous plus convaincus que lui-même, pour n’obtenir à la fin que des lectures provinciales de textes édifiants par des acteurs ennuyeux, mais de la capitale. Cependant, un centenaire plus tard, on ne peut nier que quelques uns des objectifs du Comité ont été atteints : la France entière est équipée de bâtiments dédiés aux spectacles, suivant souvent le modèle des abonnements que défendait le projet d’Eugène Morel (élu par le Comité), bâtiments où est supprimée la hiérarchie « sociale » des sièges et des balcons, le travail d’une multitude de compagnie permet une créativité unique au monde, le prix des places est accessible et les offres variés et nombreuses. Et pourtant, dans sa forme actuelle, le théâtre reste considéré comme peu populaire, voire élitiste, malgré tous les efforts…

Quel pourrait être aujourd’hui un Théâtre Populaire, en reprenant les principes d’Octave Mirbeau ?

En préservant le travail immense de nos prédécesseurs, l’essaimage des salles de théâtre, des lieux de représentations de rue, la décentralisation, la variété et le nombre des compagnies de créations (qui survivent grâce au système de l’intermittence), la vitalité et la qualité des auteurs, scénographes, techniciens et des écoles de mise en scène, il reste peu de chose pour qu’un théâtre populaire prenne enfin forme. Plutôt que de penser un théâtre qui divise, ciblé sur certaines catégories, comme le fait le théâtre privé à outrance (une pièce pour les papas poules, une pièce pour les retraités en vacances, une pièce pour les jeunes de banlieue, etc…), il faut inventer un théâtre qui rassemble. Le public du théâtre amateur, le public du théâtre de divertissement, et le public du théâtre d’initié, et bien sûr le public absent habituellement des théâtres doivent pouvoir se retrouver ensemble pour un moment théâtral, en plus des moments de divertissements séparés. Ce serait prendre en compte aussi bien la richesse de la variété des cultures d'origine et locales, les habitudes et les contraintes sociales, que tout ce qui les réunit, du rire à l'émerveillement. Ce serait un théâtre qui se moquerait éperdument de toute forme de censure, et qui pour sa forme accepterait les différentes écritures, et tous les différents modes de langages scéniques, du parlé au visuel, du chorégraphique au circassien, car c’est aussi prendre en compte les différentes facultés de réception des publics dont la richesse et la variété sont des apports de plus à la création. La diversité des langages n’empêche pas une simplicité, et une sobriété des moyens – dans un contexte où l’humain doit se montrer plus discret pour la planète, le théâtre peut contribuer à donner des moments de plaisir, sans trop d’impact.

A quelle fin ? En plus du plaisir de se retrouver ensemble, de briser dans un moment de détente les murs virtuels de notre société, le théâtre serait alors un espace de stimulation démocratique, de culture autonome, et d’acceptation de l’autre. Cela demanderait un accompagnement, une école du spectateur, et une estime réciproque entre ceux qui font le spectacle et ceux qui le reçoive. Pour revenir à Mirbeau, on trouve finalement peu de trace de son idée d’un théâtre Populaire. Même s’il a finalement eu du plaisir à travailler auprès des comédiens, il ne s’est pas senti l’âme d’un directeur de théâtre ou d’un administrateur comme l’a été Jean Vilar, il n’a pas été pris d’une envie de théoriser sur l’art dramatique, ni de prendre le rôle d’un metteur en scène comme beaucoup l’ont fait. Pourtant on devine dans ses confidences, même méchantes, sur les gens de théâtre, ainsi que dans ses écrits en général, ce qui pouvait l’attirer dans le théâtre : révéler chez des gens très différents, de toute classe et de toute origine, ce qui peut y avoir de meilleur en eux. C’est voir le théâtre comme un lieu accueillant, ignorant la censure, mais où chacun se permet de rire et de se montrer avec d’autres et, grâce à la qualité des œuvres, le travail des interprètes et des techniciens, d’exalter un sens de la beauté et de l’ironie qui lui est propre. Ce moment à part, dans une salle où dans la rue, est un moment où chez soi on reçoit ceux qui sauront se sentir chez eux dans un esprit non sélectif et ouvert, car la seule sélection se fait par l’envie de se faire plaisir et de s’éduquer librement. Cela me donne envie de citer Octave Mirbeau, même si cette citation est très indirectement liée à cet article, c’est un des derniers articles de l’homme, fin octobre 1916, pendant la guerre, dans la préface de Goha le Simple de Josipovici et Albert Adès :
« Ils sont de chez eux, et ils sont de chez nous et ils sont de partout, comme ces êtres privilégiés qui ont su donner une vérité une émotion, une forme éternelle de beauté au monde qui s’en réjouit ». Cette phrase pourrait résumer le nouveau théâtre populaire à construire.

Olivier Schneider